Article et gravure publiés en 1848 dans la revue française, le Magasin pittoresque.
(La gravure date de 1840, la vue est prise ; depuis les Allées marines...)
Saint-Esprit, par lequel on entre à Bayonne en venant de Paris, est un faubourg lointain et indépendant de cette ville. La commune de Saint-Esprit est la plus peuplée du département des Landes, où Dax et Mont-de-Marsan ont seuls une population agglomérée plus considérable : on y compte environ 4 000 âmes, et, en y comprenant celle de tout son territoire, plus de 6 500.
Dans notre gravure, le fond de la perspective est occupé par Saint-Esprit et par le grand pont qui, traversant l’Adour, le fait communiquer avec Bayonne, situé à droite. Une partie des murs de la citadelle couronne la colline qui domine le second plan ; le groupe d’habitations placé à sa base en est séparé par un chemin conduisant de Saint-Esprit au Boucau, près de l’embouchure de l’Adour. Mais déjà quelques modifications à cette gravure seraient nécessaires. Le pont de bois jeté à la place d’un ancien pont de bateaux a été remplacé par un pont de pierre dont l’on admire les grandes arches. La grande construction sur laquelle la vue s’arrête est la maison Minghe-piastres (Mange-piastres), ainsi nommée d’un sobriquet donné à un riche Portugais par qui elle fut bâtie ; les masures qui, à sa base, garnissaient l’angle du pont, ont été abattues. Il en a été de même des deux vastes hangars que l’on voit plus bas, à l’abri desquels se construisaient les vaisseaux de guerre ; ils étaient devenus inutiles depuis que l’on ne lance plus à Bayonne de bâtiments d’un fort tirant d’eau.
Une grande rue, qui est la continuation de la route de Paris, et qui se termine à la vaste place carrée où aboutit le pont, forme, avec cette place et quelques rues latérales, tout Saint-Esprit. Sur la place est une fontaine qui fournit à Bayonne et aux navires du port toute l’eau potable dont ils ont besoin ; aussi voit-on sans cesse une foule de Basquaises accourues de la ville pour y chercher la provision quotidienne, et d’individus appartenant aux équipages du port. La citadelle commande en même temps la ville, le port et la campagne. C’est une belle fortification à la Vauban, ayant la forme d’un carré avec des demi-lunes, et que sa position rend pour ainsi dire inexpugnable. Elle fut élevée par les ordres de Louis XIV pour mettre un terme aux réclamations des Bayonnais qui revendiquaient sans cesse le vieux privilège dont ils jouissaient sous les Anglais de se garder eux-mêmes, et que plusieurs rois leur avaient déjà contesté.
Saint-Esprit doit son importance et sa prospérité à des familles israélites qui s’y réfugièrent au commencement du seizième siècle, après leur expulsion d’Espagne. Sous la qualification de marchands portugais ou nouveaux chrétiens, et en faisant valoir « le singulier désir qui leur croissait de jour en jour de résider dans le royaume pour faire le commerce, » ils obtinrent de Henri II, en 1550, la permission de s’établir dans l’étendue du gouvernement de Bayonne. Ils ne purent s’ouvrir d’abord l’accès des corps de métiers ni d’aucune profession libérale : aussi les vit-on se livrer à l’usure, à l’escompte, aux petits changes, aux branches les moins lucratives du commerce. Des lettres patentes de Henri IV, en 1602, décidèrent qu’ils devraient entrer plus avant dans l’intérieur du royaume. Cependant, en 1682, M. de Riz, intendant, dut obliger quatre-vingt-treize familles juives de sortir de Bayonne, à cause de leur extrême pauvreté. Le 23 août 1691, les maires et échevins rendirent une ordonnance portant défense aux Juifs portugais, établis au bourg Saint-Esprit, de faire des acquisitions en la ville de Bayonne, d’y tenir des ouvroirs et boutiques pour y vendre et débiter des marchandises en détails, par pièces, à l’aune, à la livre, ou pour faire du chocolat (sauf la faculté d’avoir seulement des magasins pour vendre en gros, par balles sous cordes ou par cargaison, à peine de trois cents livres d’amende) ; comme aussi, sous la même peine, de manger et coucher en ville, et de traiter avec le catholiques les jours de fêtes et dimanches. En 1706, un Juif nommé Georges Cardoze, ayant acheté une maison à Bayonne, sous le nom d’une tierce personne, une ordonnance du roi interdit la faculté à lui et à tous autres Portugais de venir demeurer ou s’habituer dans la dite ville.
Cette interdiction dura jusqu’à la révolution française qui, en affranchissant les Israélites, leur donna les mêmes droits qu’aux autres citoyens français. Cependant encore aujourd’hui on les voit chaque soir retourner à Saint-Esprit, comme à l’époque où il leur fallait y rentrer au soleil couchant. Le pont de Saint-Esprit, par sa circulation active rappelle au Parisien l’un de ses ponts ; mais le trajet en est peut-être plus agréable à cause du mouvement qui règne sur l’Adour couvert de bâtiments de commerce, et par la beauté des points de vue.
Ce que l’on voit de Bayonne sur la droite de notre gravure appartient aux Allées marines qui se prolongent à un quart de lieue au bord de la rivière. Ces allées, couvertes en été de promeneurs, ont pour perspectives d’abord la citadelle et les flancs escarpés du monticule sur lequel elle est bâtie de l’autre côté de l’Adour ; puis le cours entier du fleuve jusqu’aux Pignadas, plantations de pins qui se détachent en vert sur le fond jaune du sables des dunes.